Au chevet du piano de Cole Porter

À l’usine Steinway d’Astoria, dans le Queens, des techniciens démontent le piano de Cole Porter.
(Credit Hiroko Masuike/The New York Times)

Le piano est arrivé avec un bout de papier à l’intérieur, une relique de piano bar. Sur le papier déchiré, « Misty » était écrit en gros caractères et « please » en plus petits.

« Misty » n’aurait pas été le choix attendu pour ce piano particulier.

En effet, l’instrument a appartenu à Cole Porter depuis le milieu des années 1930 jusqu’à sa mort en 1964, alors qu’il vivait au sommet du Waldorf Astoria. Il y a d’ailleurs une plaque qui proclame : « Certaines des plus belles chansons de l’histoire musicale américaine ont été composées sur ce Steinway. »

Il était adorable… à part un vilain do médian.

Affublé d’une scène d’un paysagiste britannique peinte sur le couvercle en acajou, le piano était sur le point d’être déconstruit.

Ainsi, la dernière chanson jouée sur le piano de Cole Porter n’était probablement pas une de ses mélodies comme « Night and Day » ou « You’re the Top ». OK, c’était juste une de ces choses (« Just one of those things », clin d’œil de l’auteur).

Ron Losby, le président-directeur général de Steinway & Sons, a plaisanté plus tard en disant qu’il aurait dû y avoir un récipient à pourboire. Le piano, devenu élément de décor dans le hall Waldorf après la mort de Porter, a été transporté dans un entrepôt en 2017 lorsque l’hôtel a fermé pour des rénovations. Ce n’est que récemment qu’il est arrivé à l’usine Steinway d’Astoria, dans le Queens, un endroit empli de bois, de feutre et de fonte et des pièces mécaniques nécessaires à la musique : agrafes, serre-joints, etc.

Comme indiqué par un autre cadre de Steinway, l’instrument était là en « camp de vacances pour pianos ». En fait, il s’agit plutôt d’un spa où les pianos peuvent aller quelques mois pour se rafraîchir, voire pour des soins intensifs.

Le Waldorf a aussi été le théâtre d’un travail intensif. L’hôtel a été acheté en 2014 pour près de 2 milliards de dollars par le groupe chinois Anbang Insurance Group, qui a ensuite annoncé son intention de transformer une grande partie du bâtiment en copropriétés de luxe. Sa réouverture est prévue pour 2021.

Une vieille demande de chanson glissée à l’intérieur de l’instrument, relique de l’époque piano bar.
(Credit Hiroko Masuike/The New York Times)

Lorsque le travail sur le piano sera terminé, l’instrument sera hébergé temporairement à la New-York Historical Society, avec l’horloge de 3 mètres de haut du hall du Waldorf et le rocking-chair de John F. Kennedy, provenant de la suite présidentielle.

À l’usine, deux ouvriers expérimentés, David Gonzalez et Joseph Guarascio, ont commencé à démonter le piano de Cole Porter avec l’aide de leur patron, Bill Youse. Tandis qu’ils enlevaient le couvercle et examinaient l’intérieur, l’un d’eux a été tenté de faire un autre clin d’œil à Cole Porter. Ils allaient au fond des choses (allusion aux paroles de « I’ve Got You Under My Skin »).

M. Gonzalez, qui travaille chez Steinway depuis 29 ans, et M. Guarascio, qui y travaille depuis 16 ans, n’ont pas tardé à sortir le clavier en entier, ainsi que les marteaux qui frappent les cordes. Ils ont desserré les chevilles d’accordage et coupé les grosses cordes de basse en cuivre. Ils ont soulevé la plaque de fonte, exposant la table d’harmonie.

Après l’avoir dépecé, ils ont gardé le cadre incurvé et les pieds, le squelette du Steinway Cole Porter, No 129281, qui leur sont familiers. La firme a numéroté chaque piano fabriqué en 165 ans d’histoire. Celui de Cole Porter, terminé en 1907, a été vendu en 1908 ; il était le 129281e.

Steinway ignore où s’est trouvé le piano pendant ses 28 premières années. Les archives montrent qu’il a été livré à une adresse de la 81e rue Ouest à Manhattan en 1908. La date suivante dans le registre manuscrit de Steinway est 1945, lorsque le piano a été renvoyé pour réparation.

Le biographe William McBrien n’a pas d’explication, mais il a raconté comment Porter est entré en possession du numéro 129281. Il s’agissait d’un cadeau de la direction de Waldorf après son arrivée dans les années 1930.

Porter menait grand train et sa suite au Waldorf était assez appropriée pour le compositeur de « You’re the Top ». M. McBrien a comparé la pièce dans laquelle se trouvait le piano à une cathédrale. Ce devait être le cas, non seulement parce que le numéro 129281 fait plus de deux mètres de long, mais aussi parce qu’il n’était pas le seul piano sur les lieux. « Porter y avait placé deux pianos à queue courbe dans courbe, les interprètes se faisant face, » écrit M. McBrien.

Mais le compositeur était aussi sensible au risque de réveiller d’autres résidents au milieu de la nuit, moment auquel il jouait fréquemment. « Avec sa tendance à se mettre au travail après minuit, il a fait poser une mousse acoustique pour amortir le son de son piano afin de ne pas déranger les voisins. » L’un de ceux-ci, a rapporté M. McBrien, était l’ancien président Herbert Hoover.

Andrew Horbachevsky, vice-président de Steinway en charge de la fabrication, a précisé que le numéro 129281 a été fabriqué dans l’usine originale de l’entreprise sur Park Avenue, à quelques rues de l’endroit où le Waldorf a ouvert en 1931.

Cole Porter jouant du piano à côté de son chien vers 1956.
(Credit Underwood Archives/Getty Images)

M. Horbachevsky a dit qu’il avait une fois emmené sa fille Natalie prendre le thé au Waldorf dans les années 1990, quand elle avait 8 ou 9 ans. « Je ne suis pas un buveur de thé, » dit-il, mais il voulait qu’elle voie le piano.

Ce qu’ils ont vu était un meuble en acajou peint par le paysagiste d’origine britannique Arthur Blackmore. La scène sur le couvercle montre des gens en perruques poudrées et tricornes à l’extérieur d’une villa. L’un joue d’un instrument ressemblant à une clarinette.

Blackmore travaillait pour le directeur du département artistique de Steinway au tournant du siècle, Joseph Burr Tiffany, un cousin du vitrailliste Louis Comfort Tiffany, dont le père a fondé la compagnie de bijoux.

Tant de générations, tant de liens familiaux. Et il y en a d’autres encore. M. Youse, responsable de la restauration des pianos en tant que directeur des services techniques et des projets spéciaux de Steinway, est un employé Steinway de quatrième génération. Son grand-père, aveugle, y était accordeur. Le père de M. Youse l’a conduit au travail une fois qu’il était en âge de le faire, et il a été embauché dans les années 1950.

M. Youse lui-même, l’actuel directeur, est arrivé en 1973. « Mon fils est en haut », dit M. Youse. « Il travaille ici depuis 12, 13 ans. »

Ayant passé sa vie autour des touches et des tables d’harmonie, M. Youse est une sorte de détective de piano. Il peut observer un piano et deviner la vie qu’il a vécue — comment il a été traité, s’il a été frappé ou choyé et comment il a été pris en charge.

Quelle est son évaluation du piano de Cole Porter ?
Il a été entretenu à un moment donné, mais pas par Steinway. Il y a du feutre vert sous les cordes à l’extrémité. « Les nôtres auraient été écarlates », a dit M. Youse.

Plus tard, il précisera aussi que les clés en ivoire n’étaient pas d’origine.

Pour l’instant, le piano Cole Porter est silencieux, impraticable. Mais rien qu’en regardant le travail de MM. Gonzalez et Guarascio, on croit percevoir le son d’une tendre musique, comme par une splendide nuit tropicale.

Le piano semblait jouer tout seul « Night and Day » dit la pianiste Daryl Sherman, qui l’a joué pendant des années au Waldorf. « C’était comme une planche de Ouija », a-t-elle dit lors d’un appel téléphonique de Tokyo, où elle était en tournée. « Ça venait tout seul. »

On l’interroge sur ce bout de papier laissé à l’intérieur de l’instrument.

« Personne ne m’a jamais demandé de jouer “Misty”. »

par James Barron, New York Times, 16 décembre 2018

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